Cette peinture se présente sous la forme d’un diptyque, elle peut être rattachée à une série de tableaux ou l’artiste interroge la notion d’oeuvre d’art, le concept d’acte créateur ou des thèmes comme l’atelier, le modèle, l’allégorie de la peinture… Les oeuvres de Philippe Lagrange racontent, démontrent questionnent et parfois dérangent, très souvent elles possèdent de multiples niveaux de lecture Quant aux titres ils sont fréquemment une clef ou un indice suggèré pour l’interprétation de l’oeuvre.
Description. Sur un fond uniformément ocre jaune l’artiste a peint un trompe l’oeil constitué de cinq feuilles se chevauchant et représentant chacune un ou des fragments d’oeuvres antérieures. L’image du lutin à la pipe correspond à « Entre l’en-deça et l’au-delà , méfiez-vous des intercesseurs » (1988). Le squelette est un détail de Sentence (sapientia sentir-juger (1990) ; le masque accroché au squelette doit trouver son origine chez Ensor mais il appartient à « une image moins diaphane qu’à l’habitude » (1991). Le portrait du centre est celui de la mère Denis, lavandière-vedette de la publicité des années 1970, sa physionomie expressive, censée caractériser le bon sens de la France rurale, apparaît sur plusieurs tableaux « Mère Dei » (jeu de mot avec l’anglais Were Dei), Drap/drap-peau (1988), etc. Les formes à chaussure, ou embauchoirs, appartiennent à Peindre/dépeindre (1989. coll. Privées). Quant à la tête sanglée par une courroie rouge, que tient avec humour le nain (au mépris de la succession des plans), elle est inspirée d’une photographie de presse relative au transport des sculptures du musée du Louvre, mais le buste de la photo cède la place à un autoportrait qui renvoie à « La mort de David, piéta laïque ou La révolution la nuit » (1983-1984) (3).
Au travers de ces multiples détails dont les sources sont variées (peinture ancienne ou moderne, publicité, photographies de presse…) l’artiste nous propose un aperçu de son travail ; le trompe l’oeil n’étant alors qu’un moyen pour parvenir à cette rapide synthèse, s’agit d’un artifice dont peintre réduit sciemment la notion de leurre : absence d’ombres portées donc de relief (4), aucune punaises ou épingles pour fixer les feuilles, quant à la main du nain, elle passe d’un plan à l’autre pour mieux parodier l’effet d’illusion. Mais ce qui ne laisse pas de retenir l’attention c’est l’étoile a six pointes que l’artiste a mêlée aux cinq feuilles, il ne s’agit pas d’une simple superposition car le menton du squelette ou la pipe du nain coupent les côtés de cette figure. Après un judicieux découpage (cf. schémas), cette étoile va donner naissance au polygone régulier convexe c’est-à-dire à l’hexagone de la partie droite du diptyque. On notera qu’aucun des douze côtés de l’étoile ne participe à la formation d’un des côtés du nouvel hexagone.
Première interprétation. Au regard de leur aire, étoile et hexagone sont parfaitement égaux, pourtant leur morphologie, leur représentation correspondent bien à des figures différentes. Ce polymorphisme de l’image conduit a l’illusion mais n’entraîne pas l’équivalence. De même, les détails choisis par l’artiste sont bien des copies conformes de ses oeuvres passées, mais ces auto-citations détachées de leur contexte ont perdu leur sens premier pour trouver une autre signification au sein du trompe l’oeil. Ces images sont identiques mais possèdent des signifiés différents. En fait, sous l’appellation « de l’autre au semblable et du pareil au même » l’artiste nous met en garde contre les fausses ressemblances qui ne sont que des leurres, des duperies qui reposent sur des manipulations d’images. Le passage de l’étoile à hexagone s’apparente ici à un pur exercice de style proche d’un tour de prestidigitation, Par contre, l’élément essentiel demeure l’intention, le projet, le dessein du créateur, c’est sa raison pour laquelle ne subsistent en dehors de hexagone que les embauchoirs qui deviennent le symbole de l’activité du peintre (cf. le titre « Peindre/dépeindre » 1989). Ces formes à chaussure sont aussi représentatives d’une éducation et d’un savoir vivre bourgeois où l’on préserve les choses, en ce sens elles peuvent ainsi faire référence à une culture fondée sur le respect des traditions (art, patrimoine, Institutions, techniques, philosophie, religion) sans exclure une recherche permanente de formes nouvelles (création, progrès, modernité). On constatera d’ailleurs que ces embauchoirs ont été légèrement déplacés par rapport à leur position initiale, le « pareil au même » est de nouveau un leurre, une illusion, par contre l’activité du peintre, au travers des formes et des couleurs, relève de la réflexivité. En conclusion, l’artiste nous invite à progresser mais à rester vigilant, à conserver notre sens critique pour déceler les fausses ressemblances qui peuvent masquer de dangereux mensonges.
Deuxième Interprétation. Cette étoile à six branches sur fond jaune rappelle cette que les Juifs français durent porter sur leurs vêtements à partir du 7 juin 1942 (5). Par l’évocation des contes, le nain renvoie alors aux frères Grimm, donc a l’Allemagne, tandis que la mère Denis fait référence à notre entité nationale. Le squelette et son masque rappellent ta mort programmée mais occultée par les propagandes et les mensonges. Les embauchoirs deviennent l’emblème de la force du fascisme, de la mise au pas, de la contrainte par le dévoiement du droit La tête sanglée exprime les tortures, ses cruelles souffrances. Quant au polygone de droite il atteste que cette horrible tragédie contemporaine est bien inscrite dans notre histoire hexagonale c’est-à-dire nationale. Ce puzzle incohérent dont la seule image que l’on puisse rétablir est celle de la mère Denis, devient alors l’expression de la mémoire collective et de l’impératif devoir de mémoire car de l’hexagone ont peut toujours reconstituer une étoile…
Troisième Interprétation. Certaines peintures de Philippe Lagrange peuvent faire référence à des données autobiographiques qu’il n’est pas toujours aisé de déceler et d’interpréter. En l’occurrence, quelle surprise de constater que cette peinture évoque de manière subtile un changement de domicile et d’atelier ! Rappelons que le diptyque relie, juxtapose ou oppose deux espaces (6). L’abandon d’une spacieuse villa urbaine à plusieurs niveaux avec jardin arboré (espace exprimé par l’étoile et les cinq feuilles) pour un appartement ( le polygone en forme d’hexagone) n’a pas été sans bouleverser la vie familiale et artistique du peintre. A l’instar de la lumière, la sensibilité liée au nouvel espace est différente. L’artiste exprime avec beaucoup d’humour qu’il habite désormais une cellule d’abeille c’est-à-dire un appartement situé précisément «rue du polygone»! Cette artère doit son nom au terrain militaire qu’elle borde, le terme polygone ayant été utilisé à l’origine pour désigner un espace réservé aux exercices de tir de l’artillerie.
Ces trois interprétations ne sont que de simples pistes de lecture proposées à titre indicatif, l’œuvre se prête bien sûr à d’autres analyses (notamment autour de la notion de figure). En dehors de la question de géométrie, que nous aurions été incapables d’aborder correctement, Il faut au moins noter l’intéressant problème chromatique lié aux traits bicolores des deux polygones.
Georges barbier ludwig
1-Mars-avril 1906 acrylicee sur tolie, diptyque, 1,30×1.94 m. signé et titré sur chaque chassis
2- Pour ces thèmes cf l’excellent catalogue « La peinture dans la peinture » Dijon, 1982-1983
3- Ce titre renvoie expressément au tableau de Max Ernst « La révolution la nuit »1923
4- A propos des ombres: EH. Combrich Ombres portées : leur représentation dans l’art occidental, Paris, 1996
-8è ordonnance allemande du 28 mai 1942 entrée en vigueur le 7 juin 1942, P »olyptyques », exposition Paris, musée du Louvre 1990.