Savoir faire sans panique

Texte extrait du Catalogue de l’exposition « SAVOIR – FAIRE SANS PANIQUE » aux musée de Dôle en 1984 et musée du Château à Belfort en 1985 et écrit par François CHEVAL, Conservateur départemental des Musées du Jura et Christophe COUSIN, Conservateur du Musée du Château, BELFORT.

Savoir faire sans panique, ou 15 ans de pratique solitaire… Il faut en effet la Sagesse, des certitudes et la Connaissance pour vouloir oser nous proposer un système de reconstruction visuelle qui dépasse les images premières pour en revenir au monde des Sensations. Non pas les petites sensations qui jointes au supplément formel auraient fait de Philippe LAGRANGE un peintre de carrière (il est trop tard), mais les Sensations qui composent toute expérience. Depuis 1971, le champ pictural de Ph. LAGRANGE s’apparente à une opération de la cataracte dont les formes visent à « l’hygiène de la vision ». La question du contenu s’y avère centrale et l’a conduit à rejeter simultanément le formalisme abstrait (lyrique ou géométrique) ou la peintre régionale sous-bonnardisante (le syndrome Sapin-Ferme) et logiquement il débouche sur la Figuration.

Une vue rapide et sommaire de son oeuvre l’a fait classé, sinon réduit, à un épigone de la Figation narrative ou critique ( « un Adami franc-comtois » !).

Or, si Ph. LAGRANGE revendique des aspects communs d’ordre formel avec divers représentants de ces mouvements, il en est fondamentalement éloigné.

Les rapprochements n’ont été que conjoncturels. Le rejet de l’Expressionnisme abstrait et des formalismes portait en lui des conduites techniques à contrario : en s’opposant au Moi revendiqué qui s’est exprimé par une matière abondante livrée au hasard, il affirma son effacement par des a-plats et une froideur d’exécution et dorénavant se cachera derrière l’anonymat.

Les influences du Pop-Art anglais (P. Caufield, en particulier) et de H. Télémaque ont été déterminantes dans ses choix esthétiques, mais elles n’ont pas été plus importantes que les influences de la peinture française du XVIIe siècle (Simon Vouet, Laurent de la Hyre), de David ou de la peinture d’Histoire du XIXe siècle (Gros) pour leurs recherches sur l’intensité maximum de la couleur et l’importance du dessin-trait.

Chaque toile conjugue alors, et cela est aussi perceptible dans de nombreuses oeuvres de « Figuratifs » (Arroyo, Récalcati, Aillaud, Les Malassis, etc.), une réflexion sur la peinture et sur le métier de peintre : une nécessité de revisiter l’Histoire de la Peinture. En permanence les citations s’entrechoquent et confrontent la peinture aux tics de Klasen. Elles n’ont pas uniquement pour but de jalonner l’espace pictural, mais après la période iconoclaste (mais historiquement sage) du ripolin et du contre-plaqué, de satisfaire à l’envie du Savoir-Faire.

Le malentendu sur cette peinture tire son origine des accessoires facilement reconnaissables et mis-en-scène selon des techniques proches du cinéma (F.Lang, Eisenstein, Bunuel, Godard) ou des « comics ».

Peintre d’images d’objets, d’images d’images n’est-il qu’un avatar de plus du détournement ? Nullement, car la technique du télescopage s’apparente à ce que l’on pourrait appeler de façon provocatrice « de Figuration Cachée ». Ce que les « critiques ou narratifs » ont pensé ce sont les conditions de création picturale (Marché-Marchands- Public-Critique) alors que l’artiste s’est attaché à retrouver le signe-idée derrière l’image de l’objet. La méthode procède de la pensée récurrente que le comme « Offe ring box » illustre bien. La peinture est Alchimie et spectacle d’illusion : sur des trétaux une expérience en cours transforme les couleurs, l’espace et les idées, le tronc d’offrandes devient son tronc féminin qui lui aussi est réceptacle. Noeuds et foulards matérialisent l’illusion. La réalité n’est pas matérielle, l’image et l’idée ne sont pas des reflets mai la vraie matière.

La peinture ne part pas de la matière et des choses qui sont des concepts dérivés : la connaissance directe, l’expérience proviennent des Sensations. Non seulement l’image n’est construite qu’à partir des perceptions mais elle ne se compose que de perceptions. Les représentations des corps et des objets sont alors des symboles mentaux qui n’existent qu’en fonction de leur perception. Le monde de la pensée n’est donc pas différent du monde des objets parce qu’abstacts tous deux (cf. ready-made de Marcel Duchamp). Le peintre est alors le seul qui puisse connaître le monde, il est le sociologue-linguiste qui rétablit les rapports des signes entre eux.

Une toile est un aphorisme visuel, subjectiviste, où le titre n’est jamais gratuit. Si à l’instar des critiques, l’instance du politique investit la toile, ce n’est pas en tant que geste social du peintre, mais comme dénonciation humaniste des traitements infligés à la pensée par les systèmes (« A l’Ouest rien de ouveau, à l’Est non plus »).

Même si elle a l’odeur et la saveur de la figuration critique et de la figuration narrative, la peinture de Ph. LAGRANGE n’en est pas. En dehors des modes, de la loi des séries ( l’oeuvre est complète, chaque tableau est unique), et de par ces faits à l’écart du marché, sans autre espoir qu’une perpétuation personnelle, Ph. LAGRANGE expose son savoir-faire sans panique.